OTTOMAN (EMPIRE)

OTTOMAN (EMPIRE)
OTTOMAN (EMPIRE)

Édifié lentement, au début du XIVe siècle, sur les ruines de l’État seldjoukide d’Anatolie, puis, au XVe siècle, sur celles de l’Empire byzantin, l’État ottoman, après la prise de Constantinople (29 mai 1453), est devenu l’une des puissances majeures de l’Europe et du Proche-Orient. Bien administré, doté d’une armée solide, il a constitué au XVIe siècle et pendant une partie du XVIIe une menace sérieuse et constante pour les puissances européennes. Maître de la Méditerranée, de l’Afrique du Nord, de l’Europe balkanique, des pays du Proche-Orient et des rives de la mer Noire, il est le dernier des grands empires du Vieux Monde et peut être considéré comme le successeur des empires romain, byzantin et arabe. Sa domination politique, plus libérale et plus tolérante qu’on ne l’a dit, s’accompagne d’une floraison intellectuelle, et artistique, qui vaut au règne de Soliman le Magnifique une réputation justifiée.

Faute d’avoir voulu ou d’avoir su s’adapter aux conditions nouvelles de l’économie européenne, et plus spécialement de l’industrie, entouré de voisins, la Russie en particulier, jaloux de sa puissance, l’Empire ottoman a connu à partir du XVIIIe siècle des revers qui l’ont amené à subir la loi de l’Occident sur le plan économique puis sur le plan politique. La «question d’Orient», au XIXe siècle, a essentiellement consisté dans la recherche, par quelques États européens, du démembrement de l’Empire et dans le partage de ses dépouilles. Cette entreprise a réussi presque totalement. Cependant, grâce à Mustafa Kemal, le territoire anatolien a pu être préservé et la création de la Turquie nouvelle, en 1923, a marqué du même coup la fin de l’Empire ottoman.

1. Les origines et les débuts de l’Empire ottoman

Le sultanat turc seldjoukide d’Asie Mineure (ou Anatolie) avait réussi à établir, dans le courant du XIIe siècle, sa domination sur la majeure partie de la péninsule anatolienne, ne laissant aux Byzantins que son extrémité occidentale. Après une période très brillante durant le premier tiers du XIIIe siècle, il s’est ensuite trouvé confronté à plusieurs problèmes graves qui ont précipité sa disparition. Dès avant le milieu du XIIIe siècle, des querelles de succession entamèrent l’unitarisme et la centralisation du gouvernement, entraînant un affaiblissement du pouvoir au moment où il devait faire face à l’invasion des Ilkh ns mongols, héritiers, au Proche-Orient, de l’empire de Gengis kh n. Victorieux, les Mongols imposèrent leur protectorat à toute la partie orientale de l’Anatolie; ailleurs, les querelles intestines et les intrigues des vizirs contribuèrent à anéantir l’autorité des sultans. Dans cet État en déclin apparaissent alors les tribus turcomanes que les souverains seldjoukides avaient, un siècle auparavant, installées au fur et à mesure de leur arrivée sur le limes byzantino-turc: il s’agissait de tribus ou de groupes de tribus plus ou moins bien assimilés au monde turco-musulman et ayant conservé un esprit offensif que les sultans s’efforçaient de diriger contre l’Empire byzantin. En outre, elles étaient animées de sentiments religieux musulmans, encore imprégnés il est vrai de chamanisme et, sous l’impulsion de chefs de confréries, leur prosélytisme de néophytes les conduisait volontiers à s’engager dans la lutte contre les chrétiens.

De petits émirats autonomes (XIIIe siècle)

Profitant de la désintégration du pouvoir seldjoukide, ces tribus constituèrent, sur le pourtour du sultanat et plus particulièrement à l’ouest, des émirats autonomes (beylik ) qui devinrent totalement indépendants à la fin du XIIIe siècle. Les émirats de l’ouest ont pour objectif la conquête des territoires byzantins; ceux du centre (par exemple l’émirat de Karaman) visent à acquérir l’héritage seldjoukide.

Mais aucun d’entre eux n’est assez fort pour imposer sa domination aux autres; toutefois, l’action non concertée des émirats de l’ouest aboutit à la liquidation de la puissance byzantine en Asie Mineure occidentale qui, aux environs de 1340, est passée entièrement aux mains de la puissance turque.

C’est parmi ces émirats que se trouve celui qui, au début du XIVe siècle, est dirigé par Osman (‘U face="EU Domacr" 龜更m n) et qui aura, grâce aux successeurs de celui-ci, une fortune remarquable sous le nom d’Empire ottoman. Les origines des Ottomans et leur histoire, au moins jusqu’à la fin du XIVe siècle, ont été longtemps mal connues du fait que les historiens, jusqu’à une période récente, n’ont utilisé que des sources partiales, qu’il s’agisse des sources grecques, naturellement hostiles, ou des sources turques, postérieures, qui visaient à magnifier la dynastie ottomane. Des documents nouveaux, pour la plupart provenant des archives ottomanes et européennes, et une analyse critique des chroniques ont permis de mieux cerner l’histoire des Ottomans.

La tribu d’où est issue la dynastie ottomane appartient à la branche oghouz des Turcs; elle est venue d’Asie centrale soit en même temps que les Seldjoukides, soit plus probablement un peu plus tard, poussée vers l’ouest par les Mongols, au début ou au milieu du XIIIe siècle. On sait peu de chose des premiers chefs de la tribu en Anatolie et ils ont fait l’objet de légendes ou d’inventions historiques postérieures; l’un d’eux, Ertughrul, paraît bien avoir reçu, aux environs de 1260, la région de Seuyut (Sö face="EU Caron" ギüt), sur la Sakarya, avec mission de la défendre contre les Byzantins, sinon d’attaquer ceux-ci. À sa mort, vers 1290, son fils Osman prend en charge l’émirat et passe sans tarder à l’offensive contre les Grecs. Peut-être Osman, comme plus tard son fils Orkh n, appartenait-il à la confrérie des Gh zis, groupement à caractère religieux et militaire dont l’objectif essentiel était de combattre pour la foi musulmane et pour son triomphe. Il est en tout cas incontestable que l’influence des milieux religieux a été très forte sur les premiers chefs de la dynastie.

Les conquêtes d’Osman et de son fils (1290-1362)

Avant même la fin du XIIIe siècle, Osman avait placé sous son contrôle la partie orientale de la Bithynie byzantine; ses conquêtes, bien que limitées, lui valent le concours d’autres Turcs ou Turcomans, désireux de combattre pour l’Islam, et aussi de profiter du butin. Vers 1317, Osman (qui mourra vers 1326) cède le commandement de sa petite troupe à son fils Orkh n qui continue l’offensive marquée par la prise de villes byzantines: Brousse (1326), Nicée (1330 ou 1331), Nicomédie (1337), et par la mainmise sur l’émirat voisin de Karasi, établi sur le rivage méridional de la mer de Marmara et des Dardanelles; cette conquête permet à Orkh n de posséder une large façade maritime, bien située face aux territoires européens de Byzance. Déjà il a mis en place un embryon d’administration dans les pays conquis où ses proches tiennent les principaux postes, et il a organisé une armée formée de contingents réguliers (en particulier la cavalerie) et de troupes irrégulières (fantassins ou azab et cavaliers ou akindji ).

Le chemin de l’Europe a été ouvert aux Ottomans par les Grecs eux-mêmes. En effet, après la mort du basileus Andronic III (1341), le ministre Jean Cantacuzène, pour s’emparer du trône au détriment de l’héritier Jean V Paléologue, a fait appel à l’émir Umur d’Aydin dont les troupes sont passées en Thrace en 1343, puis en 1345. À la mort d’Umur, Cantacuzène s’adresse à Orkh n auquel il a donné en mariage sa fille Théodora (vers 1345-1346). Orkh n envoie en Thrace des soldats sous le commandement de son fils Süleyman; en mars 1354, un tremblement de terre ayant détruit les fortifications de Gallipoli, Süleyman s’empare de la ville qu’Orkh n refuse de rendre à Jean Cantacuzène; celui-ci renonce d’ailleurs peu après au pouvoir impérial, mais Süleyman continue sa pénétration en Thrace orientale; toutefois, il meurt accidentellement en 1355. Lorsque, à son tour, Orkh n meurt en 1362, son émirat a acquis une dimension nouvelle.

Le développement de cet émirat a été dû jusqu’alors à la conjonction de plusieurs facteurs: sa position géographique, qui le situe à l’écart des émirats voisins; le peu d’intérêt que ceux-ci, pris par leurs propres problèmes, ont porté aux entreprises ottomanes; la situation favorable au passage en Europe; les erreurs politiques des Grecs; l’unitarisme du pouvoir ottoman, son organisation administrative et militaire ainsi que l’élan religieux, qui a été renforcé par les succès remportés en Europe.

À la mort d’Orkh n, les conquêtes sont encore limitées, mais les Ottomans tiennent les deux rives des Dardanelles et ils sont implantés solidement en Thrace. En Asie Mineure, ils débouchent sur la façade égéenne, mais ils se gardent d’attaquer les émirats assez puissants de Sarukh n et d’Aydin, car il ne saurait encore être question de lutter sur deux fronts; il en est de même au sud-est où l’émirat de Ghermiyan n’attire pas, pour le moment, les convoitises d’Orkh n, tout entier tourné vers un monde byzantin dont la situation apparaît de plus en plus précaire.

2. De l’émirat à l’Empire (1362-1451)

Des organisateurs, vainqueurs des chrétiens

Murad Ier (ou Murat, 1362-1389) est le véritable créateur de la puissance ottomane en Europe orientale: son règne est en effet marqué par la prise d’Andrinople dès 1363, suivie de l’occupation de la Macédoine, de la Thrace orientale et de la Bulgarie. À plusieurs reprises, avec des sorts divers, il se heurte aux Serbes: au cours de la dernière bataille livrée contre eux, à Kossovo (13 juin 1389), il est assassiné, mais les Serbes sont vaincus. En Anatolie, il a défait et rejeté vers l’est les émirs de Karaman, principaux rivaux des Ottomans, et acquis les territoires frontaliers des Karamanides. Mais, surtout, il a jeté les bases d’un grand État: mise en place d’une administration centralisée (le divan ), aux bureaux diversifiés et à la tête de laquelle se trouve le Grand Vizir; création pour son armée d’un système de recrutement qui puise les futurs janissaires parmi les enfants des foyers chrétiens des Balkans, d’où ils sont envoyés en Anatolie pour être islamisés, turquisés et instruits dans le métier des armes ou, le cas échéant, dans le service du palais: ce sont les adjémioghlan . Le contrôle des pays conquis est assuré par l’attribution, à titre viager et personnel, de terres de plus ou moins grandes dimensions (timar , ziyamet ) à des militaires responsables de leur mise en valeur et de la levée d’un nombre déterminé de soldats auxiliaires. L’affirmation de la transformation de l’État ottoman apparaît dans la titulature de Murad Ier: alors qu’Orkh n portait le titre d’émir ou encore celui de bey, Murad, au cours des dernières années de son règne, s’intitule sultan, ce qui est le témoignage d’une dignité plus élevée.

Son fils Bayézid Ier (B yaz 稜d) surnommé Yildirim (la Foudre), après avoir annexé tous les émirats turcs d’Anatolie occidentale et centrale, à l’exception de celui de Karaman, poursuit l’œuvre de conquête en Europe balkanique, et favorise même l’accession au trône byzantin de Manuel II à la mort de Jean V (1391); ce qui ne l’empêche pas d’entreprendre peu après le siège de Constantinople. Les progrès des Turcs entre 1393 et 1395 ayant amené ceux-ci aux frontières de la Hongrie, le roi de ce pays, Sigismond, lance en Occident un appel à la croisade que le pape Boniface IX encourage vivement: Français, Anglais, Allemands, quelques Italiens, se joignent aux Hongrois pour attaquer les Turcs et les chasser d’Europe. Le choc se produit le 25 septembre 1396 à Nicopolis et s’achève par l’écrasement complet des croisés: cette défaite a un profond retentissement en Europe et donne naissance à la réputation de force, voire d’invincibilité, des Turcs.

Défaite devant Tamerlan

Pourtant cette invincibilité devait être infirmée peu après. En effet, dans les dernières années du XIVe siècle, une menace avait plané sur l’Anatolie orientale: elle provenait des troupes mongoles de Tamerlan (T 稜m r Leng), le maître de l’Asie centrale, prétendu descendant de Gengis kh n, qui peu à peu avait mis sous contrôle l’Iran et l’Irak. De son côté, Bayézid avait occupé les territoires de l’Anatolie nord-orientale et se trouvait ainsi face à Tamerlan. L’affrontement n’a lieu qu’en 1402: le 20 juillet, à Ankara, Bayézid est vaincu par Tamerlan et est fait prisonnier ainsi que l’un de ses fils, cependant que Tamerlan reconstitue les émirats que Bayézid avait annexés: l’État ottoman perd ainsi toutes ses conquêtes en Anatolie; mais, fait plus grave, les fils du sultan ottoman se disputent son héritage, et il s’ensuit dix ans de guerres intestines dont sort finalement vainqueur Mehmed Ier (Mehmet), en 1412.

Sur le continent asiatique, où les Karamanides ont profité de la situation pour se renforcer, tout est à refaire pour les Ottomans; en revanche, leurs sujets européens se sont montrés fidèles et n’ont nullement tenté de se libérer: faut-il y voir le signe d’une soumission inconditionnelle, ou de l’acceptation de la sujétion imposée par les Ottomans et considérée comme supportable, ou encore de l’impossibilité matérielle d’une révolte? La question reste posée.

La défaite d’Ankara a porté un coup sérieux, mais non décisif, à l’État ottoman. De plus, celui-ci a trouvé en Mehmed Ier l’homme capable de redresser la situation: de fait, lorsqu’il meurt en 1421, les émirats d’Anatolie sont réintégrés au domaine ottoman, quelques rébellions écrasées, les Hongrois à nouveau vaincus. En somme, les Ottomans n’ont subi qu’un retard dans leur expansion. Celle-ci reprend de plus belle avec le nouveau sultan, Murad II, en Europe comme en Anatolie septentrionale. L’avance turque en Europe provoque une nouvelle croisade, plus limitée que la précédente, et qui elle aussi échoue (Varna, 10 nov. 1444). Pourtant, le Hongrois Jean Hunyady offre une résistance opiniâtre aux Turcs, tandis qu’en Albanie Georges Kastriota (Skander Beg) dirige une rébellion qui dure vingt ans.

Un État entre deux puissances maritimes

Lorsque Murad II meurt en 1451, il laisse à son fils Mehmed II un empire consolidé, une armée puissante et une administration habile, dont les chefs (les vizirs) sont souvent des descendants des vieilles familles turques. Murad Ier a, en outre, fait d’Andrinople, sa capitale, un foyer intellectuel et artistique. Les anciens seigneurs locaux des provinces conquises, dans une première phase, conservent leurs privilèges et leur situation sociale, sous contrôle des Ottomans. Ceux-ci visent aussi à apporter le moins de perturbations possible dans leurs territoires, sur le plan économique et sur le plan social, et à permettre la poursuite normale de la vie quotidienne: langues, religions, pratiques coutumières sont maintenues. L’État ottoman se contente d’assurer la sécurité de ces territoires, à charge pour ceux-ci de fournir impôts et soldats; quant aux terres abandonnées par leurs anciens propriétaires, le sultan les confie, comme timar ou ziyamet , à des militaires, parfois à des fonctionnaires civils, à titre de revenus. Ce système du timar va d’ailleurs s’étendre au fur et à mesure que, dans une deuxième phase, les seigneurs indigènes s’assimilent, se turquifient, ou disparaissent. Mais les populations locales conservent toujours leurs particularismes. Ainsi peu à peu s’organise l’État ottoman; il lui manque cependant une grande capitale: Mehmed II va la lui donner.

Il est toutefois un domaine où les Ottomans n’ont pas pu entamer la supériorité des Occidentaux: celui de la mer, où Génois et surtout Vénitiens règnent en maîtres. Les premiers ont conclu avec les Turcs des accords locaux qui leur permettent, à partir de Phocée par exemple, ou de certains ports de la mer Noire, de commercer avec les Ottomans; les seconds protègent leur empire de Romanie, et, même s’ils participent – de façon réduite – à des entreprises antiturques, ils s’efforcent de garder de bonnes relations avec les Ottomans, tout en feignant d’apporter aux Byzantins un secours qui, le plus souvent, est symbolique et arrive trop tard. Jusqu’au milieu du XVe siècle, aussi longtemps que leurs colonies ne sont pas directement menacées, les Vénitiens mènent un jeu souvent double, parfois triple, dont le but est la protection de leurs avantages territoriaux, de leurs privilèges locaux et de leurs activités commerciales.

3. L’apogée de l’Empire

La période de splendeur de l’Empire ottoman s’étend de l’avènement de Mehmed II (1451) à la fin du règne de Soliman le Magnifique (1566). Durant ces quelque cent années, la domination turque s’est étendue sur toute l’Europe balkanique, une partie de l’Europe centrale, le Proche-Orient arabe et l’Afrique du Nord, à l’exception du Maroc; sur mer, même, les corsaires ottomans ont fait la loi. Ce siècle est aussi celui d’une remarquable activité intellectuelle et, plus encore, artistique, avec la construction des grandes mosquées sultaniennes. Surtout, le sultan contrôle tout le commerce qui, de l’océan Indien par la mer Rouge ou le golfe Persique, transite à travers l’isthme arabe et parvient en Méditerranée pour être dirigé ensuite vers la capitale ou vers l’Europe occidentale qui n’a pas encore fait de la route du Cap une concurrente menaçante: ce commerce procure à l’Empire des ressources énormes qui viennent s’ajouter aux revenus tirés des conquêtes territoriales.

La conquête d’une capitale: Istanbul

Le premier grand succès de cette période est la prise de Constantinople par Mehmed II (désormais surnommé Fatih: le Conquérant) le 29 mai 1453, après un mois et demi de siège. La possession de la ville donne au sultan turc le dernier maillon qui lui manquait entre l’Europe et l’Asie, fait de lui l’héritier des empereurs byzantins et, sur le plan religieux, consacre la victoire de l’islam sur la chrétienté. Constantinople – plus tard Istanbul – devient la capitale d’un empire de plus en plus redoutable dont les dynasties d’Europe orientale et de la mer Égée se reconnaissent vassales, avec lequel Génois et Vénitiens s’empressent de conclure des accords commerciaux, voire des traités de paix. Le retentissement de la prise de Constantinople a été énorme en Europe, mais n’a provoqué aucune réaction immédiate, sinon de renforcer l’idée d’un monde turc invincible, destructeur des civilisations chrétienne et grecque. Cette dernière idée était loin de correspondre à la vérité, car bien que l’État ottoman se fût doté d’une excellente administration, agissant selon des normes définies, comme en témoignent les règlements organiques (kan n-n mé ) publiés alors, il était aussi conservateur des traditions et particularismes locaux ou nationaux; en outre, un sultan tel que Mehmed II le Conquérant a été un bâtisseur d’empire, un souverain éclairé – quoique parfois cruel – et un fin lettré; dès qu’il se fut installé dans sa nouvelle capitale, Constantinople, au cours de l’hiver 1457-1458, il fit de celle-ci l’un des pôles du monde islamique en même temps que le centre d’une vie intellectuelle et artistique où se côtoyèrent chrétiens et musulmans.

Durant son règne (1451-1481), les Ottomans étendent leur emprise sur le Péloponnèse, l’Albanie, la Bosnie, la Moldavie; en Anatolie, l’émirat de Karaman est définitivement incorporé à l’Empire (1474); en mer Noire, le kh nat de Crimée passe sous la suzeraineté ottomane, les Génois perdent Caffa et Azov, ainsi que Lesbos en mer Égée. À la suite d’une guerre, Turcs et Vénitiens signent en 1479 une paix selon laquelle ces derniers conservent leurs possessions et leurs privilèges commerciaux, mais, pour la première fois, doivent payer un tribut annuel de cent mille ducats.

Bayézid II (1481-1512), après une lutte contre son frère Djem, entre en conflit, sans résultat, avec les Mameluks d’Égypte puis avec les Vénitiens, qui perdent leurs places du Péloponnèse (1502), et avec les Hongrois (paix de 1503). Les dernières années du règne de Bayézid II sont marquées par les progrès de l’administration turque et surtout, à partir de 1509, par les rébellions de son fils Sélim qui finit par l’emporter, avec l’aide des janissaires, et oblige son père à abdiquer. Sous Mehmed II et Bayézid II, une politique systématique de peuplement turc a été menée à Constantinople et en Europe balkanique; mais, à Constantinople, il a aussi été fait appel, par volontariat ou par obligation, à des non-Turcs et à des non-musulmans, de façon à donner à la ville un aspect et une activité dignes d’une grande capitale.

Les sultans, protecteurs des villes saintes

Avec Selim Ier (1512-1521), l’Empire ottoman entre dans sa période la plus faste. C’est d’abord, sur un prétexte mineur, l’attaque contre le souverain d’Iran, Chah Ismaïl (Sh h Ism ‘ 稜l), voisin gênant, et considéré comme hétérodoxe sur le plan religieux; en 1514, Chah Ismaïl est vaincu: l’Anatolie orientale et l’Azerbaïdjan tombent aux mains des Turcs. Puis, en 1515, c’est le tour de la Cilicie et du Kurdist n, conquêtes qui préludent à l’offensive contre les Mameluks d’Égypte et de Syrie. En 1516, à la suite de la victoire remportée à Mardj-Dabiq sur le sultan mameluk, la Syrie est conquise, puis la Palestine (août-nov.); le 22 janvier 1517, la bataille du mont Mokattam, près du Caire, consacre la défaite des Mameluks et l’incorporation de l’Égypte à l’Empire ottoman; Selim reçoit en outre l’hommage du chérif de La Mecque et est reconnu officiellement «protecteur et serviteur des deux villes saintes». Le dernier calife ‘abb side, al-Mutawakkil, chef spirituel de l’Islam sunnite résidant au Caire, ne jouait qu’un rôle politique très effacé, mais n’en demeurait pas moins le commandeur des croyants et le successeur du Prophète; Selim le fait transférer à Constantinople; le calife, retourné au Caire après la mort de Selim, a-t-il renoncé au califat en faveur de ce dernier? On ne sait; mais il est notable que désormais on ne mentionne plus de calife ‘abb side; cependant, c’est seulement au XVIIIe siècle (et jusqu’en 1924) que les sultans ottomans portent officiellement le titre de calife, à un moment où leur autorité commence à être contestée; entre-temps, ils ne paraissent pas avoir éprouvé la nécessité de se proclamer califes: la réalité de leur suprématie sur le monde musulman sunnite était assez patente pour les en dispenser.

Le fils et successeur de Selim Ier est connu en Orient sous le nom de Kan n 稜 Sulaym n (Soliman le Législateur) et en Occident sous celui de Soliman le Magnifique; ces deux qualificatifs illustrent parfaitement les aspects essentiels de l’œuvre de ce personnage extraordinaire, le plus grand sultan de toute la dynastie, qui a régné de 1521 à 1566. Conquérant, il a placé la quasi-totalité des pays arabes sous la domination ottomane: l’Irak, l’Arabie, l’Afrique du Nord (à l’exception du Maroc) reconnaissent directement – parfois indirectement – sa suzeraineté. Les puissances chrétiennes cèdent Belgrade, Rhodes, une grande partie de la Hongrie, la Transylvanie; en lutte contre Charles Quint en Europe centrale, en Méditerranée, en Afrique du Nord, il va jusqu’à assiéger Vienne (sept-oct. 1529), répandant l’effroi dans une grande partie de l’Europe, dont il dispute l’hégémonie à l’empereur, tandis que le roi de France, François Ier, recherche son alliance. Maître sur terre, Soliman ne l’est pas moins sur mer où sa flotte, qui comprend nombre de corsaires, fait la loi en Méditerranée orientale et, à la suite d’incursions victorieuses en Méditerranée occidentale, permet l’intégration à l’Empire des «pays barbaresques» (Algérie, Tunisie, Tripolitaine) et contribue à maintenir la flotte espagnole loin des régions vitales que sont l’Anatolie, l’Europe balkanique et l’Égypte.

Une administration centralisée, une armée forte

Plus encore qu’auparavant, le sultan ottoman est alors un souverain absolu, le chef spirituel et temporel de l’Empire. Lorsqu’il ne participe pas aux expéditions militaires, il réside à Constantinople, dans le palais édifié à la pointe du Sérail, ou bien à Andrinople; c’est au palais que se tiennent les réunions du Divan (conseil du gouvernement) et que sont logés la famille et les serviteurs du sultan (le harem), qui constituent un ensemble de plusieurs milliers de personnes. Le gouvernement est sous la responsabilité du Grand Vizir; il est assisté d’un certain nombre de vizirs, révocables à tout moment, des deux juges de l’armée (kadi-asker ), du chancelier (nichandji ), du responsable des finances (defterdar ), du grand amiral (kapoudan pacha ) et de l’agha des janissaires.

Les revenus de l’État consistent dans les impôts fixes ou proportionnels établis sur les terres des tributaires, les dîmes sur les terres des musulmans, la capitation imposée aux non-musulmans, les revenus des douanes, les taxes extraordinaires; il faut y ajouter les contributions locales, les droits de succession, les tributs payés par certaines provinces (Égypte, Irak) et par les États «protégés» (Valachie, Moldavie, Raguse). Tous ces revenus, en général donnés à ferme, sont consignés dans des registres régulièrement mis à jour.

L’armée, réorganisée à plusieurs reprises, a pris son aspect définitif au début du XVIe siècle; elle comprend des troupes appointées par le Trésor: janissaires, canonniers, armuriers, train des équipages, cavaliers (sipahi ); des troupes des provinces, fournies par les titulaires de timar et de ziyamet , et des troupes irrégulières. L’essentiel de l’armée est formé par les janissaires, dont le recrutement est assuré par l’enrôlement forcé de jeunes chrétiens (devchirmé ); jusqu’au XVIe siècle, il leur a été interdit de se marier, puis, sous Selim II ou Murad III, cette interdiction est tombée et le recrutement est devenu moins strict; les janissaires ont même pu posséder des sources de revenus autres que le service; dès lors, la corruption s’est installée, les révoltes se sont multipliées et l’armée turque a cessé d’être le redoutable corps qu’elle avait été. L’artillerie a été longtemps la première d’Europe, mais après le XVIe siècle les sultans ont négligé de la moderniser, de l’adapter aux progrès de l’Occident, au point qu’au XVIIIe siècle on dut faire appel à un ingénieur français, le baron de Tott, pour la réorganiser. La marine, souvent constituée par des corsaires, a, au contraire, été un des éléments essentiels de la suprématie turque: malgré la lourde défaite subie à Lépante (1571), c’est grâce à elle que Tunis et La Goulette ont pu être prises en 1574; cette flotte dispose d’arsenaux en Méditerranée et en mer Noire, le plus important étant celui de Constantinople.

L’Empire est ainsi bien protégé et bien administré, d’autant que, assez régulièrement, les règlements régissant la vie des provinces sont examinés, révisés, adaptés aux conditions nouvelles, en évitant de porter préjudice aux habitants. La vie économique est soigneusement contrôlée: les corps de métiers, dont l’activité fait l’objet de réglementations, sont surveillés par le muhtesib , adjoint du kadi ; le ravitaillement de Constantinople doit être assuré de façon régulière, il en est de même pour l’approvisionnement de l’armée et, dans les provinces, les responsables locaux doivent appliquer les règlements édictés.

Une civilisation riche et prospère

Pour le commerce extérieur, Vénitiens et Génois ont vu leurs privilèges renouvelés périodiquement ou au gré des circonstances, mais leurs positions sont bien moins fortes à la fin du XVIe siècle qu’elles ne l’étaient au temps des Byzantins, quoique Venise conserve encore une place éminente parmi les nations qui commercent avec l’Empire ottoman. Dans le courant du XVIe siècle, d’autres pays occidentaux apparaissent, et en premier lieu la France, grâce aux avantages obtenus par les capitulations de 1535, renouvelées plusieurs fois au XVIe et au XVIIe siècle: les commerçants français jouissent de privilèges d’établissement dans les « Échelles du Levant», du droit de pavillon et d’exemptions douanières non négligeables; des consulats sont établis en divers points de l’Empire: Tripoli de Syrie, Alep, Alexandrie, etc. Les autres États européens obtiennent à leur tour des capitulations: les Anglais en 1579, les Hollandais en 1612. Des compagnies de commerce sont fondées qui exportent vers l’Empire ottoman les produits manufacturés de l’Occident, les tissus en particulier, et rapportent de l’Orient des matières premières, des produits bruts, des épices, plus rarement du blé dont le commerce est en principe étroitement contrôlé. Déjà à la fin du XVIe siècle et surtout au XVIIe se dessine le courant commercial qui va se transformer peu à peu en une exploitation des ressources de l’Empire ottoman, lequel devient le débouché des produits finis européens, conséquence des progrès industriels accomplis en Occident et de l’inadaptation, pour des raisons diverses, des Orientaux aux transformations survenues dans ce domaine. Enfin la concurrence de la route du Cap pour le commerce des produits de l’Extrême-Orient et de l’Afrique orientale devient effective à partir de la fin du XVIe siècle.

En ce qui concerne la vie intellectuelle et artistique, le XVIe siècle a été le siècle d’or ottoman; les chefs-d’œuvre littéraires et surtout artistiques ont été nombreux. Dans le domaine des lettres, les sciences historiques ont tenu la première place, aussi bien en ce qui concerne l’historiographie ottomane que les chroniques des événements. La poésie est également en honneur: certains sultans sont de bons poètes, mais ce sont les noms de Fuz l 稜 et de B k 稜 que l’on doit mettre au premier rang. L’art est lié à la grandeur et à la richesse de l’Empire, grâce aux revenus énormes et à la possibilité de recruter une main-d’œuvre en Iran, en Syrie, en Égypte. À partir de la fin du XVe siècle, les premières grandes mosquées des sultans apparaissent, inspirées de la basilique Sainte-Sophie: au XVIe siècle, les formules de l’art ottoman sont coordonnées par un architecte de génie, Sinan, qui adapte le dispositif de Sainte-Sophie à la mosquée, donnant à celle-ci un style nouveau, original et caractéristique, qui s’est répandu dans toutes les provinces de l’Empire; les plus belles œuvres de Sinan sont la mosquée Chehzadé (1548) et la mosquée de Soliman le Magnifique (Süleymaniyé, 1550-1557) à Constantinople, la mosquée de Selim (1564-1574) à Andrinople. En outre, nombre de monuments ont été décorés de faïences aux belles tonalités, fabriquées dans les ateliers de la Corne d’or, de Nicée et de Rhodes.

4. Le commencement du déclin (1570-1774)

Les souverains qui ont succédé à Soliman le Magnifique, Selim II et Murad III, sont loin d’avoir sa personnalité; avec eux s’affirme déjà, plus que le caractère absolu de leur pouvoir, le souci prédominant de la satisfaction de leurs caprices, dont leurs successeurs seront encore plus esclaves.

Révoltes et anarchie (XVIIe siècle)

La fin du XVIe siècle est pourtant marquée par quelques succès: conquête de Chypre (1570-1571), prise de Tunis (1574), occupation de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan (1590); mais des défaites ont été subies à Lépante (7 oct. 1571), en Moldavie, en Hongrie; les traités conclus durant cette période n’apportent que peu de modifications aux frontières, sinon quelques améliorations à l’est. Ahmed Ier (Ahmet, 1604-1617), connu surtout pour être le constructeur de la «mosquée bleue» d’Istanbul, doit faire face à des révoltes dans l’Empire, premier signe de la désagrégation qui se manifeste beaucoup plus nettement avec le meurtre par les janissaires du sultan Osman II (mai 1622), jeune souverain désireux de rénover l’Empire. Dans les années qui suivent, le pouvoir est détenu en fait par la sultane mère Keussem (Kösem); après quelques années de désordres, Murad IV reprend l’Empire en main. Puis les sultanes se disputent à nouveau le pouvoir, l’administration se désagrège, l’armée se révolte, la situation économique s’aggrave; l’Empire est au bord de l’abîme quand paraît un Grand Vizir, Mehmed Keuprulu (Mehmet Köprülü, sept. 1656), décidé à user de la manière forte pour rétablir l’ordre, sans ménager personne; à sa mort (1661), l’œuvre de redressement, en bonne voie, est poursuivie par son fils Ahmed qui, entre autres, mène à bien la dernière conquête ottomane, celle de l’île de Crète, commencée en 1645 et achevée en 1669; après lui, Kara Mustafa pacha et deux autres Keuprulu, Husseyin et Numan, s’efforcent de limiter les dégâts, en particulier sur le plan extérieur, car, après l’échec du second siège de Vienne (1683), les Turcs ont été vaincus à plusieurs reprises. La paix de Karlowitz (28 janv. 1699) est la première paix défavorable signée par les Ottomans qui perdent presque tout ce qu’ils tenaient en Hongrie, tandis que Vénitiens, Polonais et Russes, alliés aux Autrichiens, obtiennent quelques avantages territoriaux.

C’est aussi la première fois que les Russes apparaissent en pleine lumière sur la scène ottomane. Certes, au cours du XVIIe siècle, ils ont accompli des progrès: ils ont occupé l’Ukraine et, devenus voisins des Turcs, se sont livrés à des incursions en territoire ottoman. Pierre le Grand se fait reconnaître comme tsar par les Turcs, installe un patriarcat orthodoxe à Moscou et cherche à se faire attribuer le droit de protection des chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman, ce qu’il obtient d’autant moins qu’une nouvelle guerre turco-russe, suscitée par les intrigues du roi de Suède Charles XII, aboutit à la défaite des Russes qui rétrocèdent tous les avantages acquis en 1699 (traité d’Andrinople, 1713).

L’avancée russe (1713-1774)

Si les Turcs ont jusqu’alors à peu près réussi à contenir leurs adversaires, désormais le cours du XVIIIe siècle n’est qu’une succession de revers et de traités défavorables, comme le traité de Passarowitz qui voit le triomphe des Autrichiens (juill. 1718), triomphe qu’atténuera un peu la paix de Belgrade (1739); à l’est, les Ottomans doivent céder aux Persans les provinces du Caucase (1736). Plus tard, une nouvelle guerre turco-russe, née de l’attaque russe contre la Pologne, pays garanti par les Ottomans, s’achève par la destruction de la flotte turque près de Smyrne, à Tchechmé, et par l’invasion de la Valachie; la paix de Kutchuk-Kaïnardja (21 juill. 1774) consacre l’accès des Russes à la mer Noire et leur accorde la libre navigation dans cette mer et le franchissement des détroits pour leur flotte de commerce; cependant les Ottomans récupèrent les territoires occupés par les Russes en Valachie et en Bessarabie. Le traité de Kutchuk-Kaïnardja est considéré comme le point de départ de la question d’Orient. Jusqu’alors, Français, Anglais et même Hollandais n’ont pas réagi devant la progression russe: ils sont trop occupés par leurs luttes propres, par la conquête de colonies ou par celle des marchés commerciaux d’Asie et d’Afrique. Au cours du XVIIe siècle, Anglais et Hollandais ont considérablement développé leur commerce dans l’Empire ottoman, où ils ont supplanté les Français; dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ceux-ci reprennent le dessus; mais, en fait, c’est parce que leurs rivaux s’intéressent de plus en plus à l’Amérique, à l’Inde et à l’Extrême-Orient. Et les Anglais, maîtres de l’Inde à la fin du XVIIIe siècle, ne vont pas rester sans réaction devant l’expansion russe qui pourrait menacer, sinon leur empire d’Asie, du moins la route qui conduit vers l’Inde.

Le champ des rencontres diplomatiques ou militaires où vont s’affronter non seulement Anglais et Russes, mais aussi Autrichiens et Français, c’est désormais l’Empire ottoman, devenu l’enjeu de la «question d’Orient».

5. La question d’Orient (1774-1878)

Réformes dans un empire en crise

Au moment où le sultan Selim III arrive au pouvoir (avr. 1789), l’Empire ottoman est une nouvelle fois en guerre avec les Russes et les Autrichiens: avec ceux-ci la paix de Svitchov (août 1791) marque pour près d’un siècle la fin des hostilités et le statu quo frontalier; avec les Russes, par contre, ce sont de nouveaux territoires qui doivent être concédés à la paix de Jassy (janv. 1792). Selim III veut alors apporter des réformes dans l’Empire, en particulier dans l’armée: la promulgation du Nizam-i djedid (le nouveau règlement, 1793) en est un signe, mais insuffisant car il ne rénove pas de façon profonde le corps des janissaires, trop souvent à l’origine des troubles. D’autre part, dans plusieurs provinces des rébellions éclatent: en Syrie, au Hedjaz, en Bulgarie, en Serbie. À cela s’ajoute l’expédition de Bonaparte en Égypte qui provoque une crise sérieuse dans les relations turco-françaises (1798-1802). Lorsque, à nouveau, Selim III cherche à réorganiser l’armée, les janissaires se révoltent, marchent sur Constantinople, déposent le sultan qui est exécuté peu après (juin 1808); à Mustafa IV, sultan pour quelques semaines, succède Mahmud II (Mahmut, 1808-1839) qui va être l’initiateur des réformes.

Ayant signé avec les Russes la paix de Bucarest (mai 1812) qui octroie à ceux-ci la Bessarabie et reconnaît aux Serbes une certaine autonomie, Mahmud II entreprend sans se hâter une série de réformes, dont la principale se situe en juin 1826 avec la suppression des janissaires qui sont massacrés. Mais ces réformes sont encore limitées: par la suite elles sont reprises et complétées par le sultan Abdul-Medjid (Abdülmecit) qui, par la promulgation du hatt-i sherif (édit auguste) de Gül-Hané (3 nov. 1839), inaugure véritablement la période des réformes, les Tanzim t. Par cet édit, il est décidé que tous les sujets de l’Empire sont égaux, sans distinction de religion ou de nationalité, que la loi est la même pour tous, que chacun versera directement à l’État des impôts en proportion de sa fortune, que le service militaire est institué et effectué par tirage au sort. Des réformes sont également introduites dans l’enseignement traditionnel: elles ne commencent à être effectivement appliquées que sous le règne du sultan Abdul-Aziz (Abdülaziz, 1861-1876). Le pouvoir central est organisé à l’européenne, avec départements ministériels et ministres responsables; en mai 1868 sont créés un Conseil d’État et une Cour suprême de justice, tous deux composés de musulmans et de chrétiens; enfin, il faut noter l’apparition de journaux, d’abord officiels, ensuite privés.

Toutes ces réformes ont lieu alors que l’Empire est secoué par de graves crises, plus spécialement par des soulèvements à caractère national; en Serbie où, après quinze années de lutte, les Serbes obtiennent que leur province soit reconnue comme principauté autonome, sous suzeraineté turque; en Épire, où Ali de Tépédélen (ou Tébélen) tient tête aux Ottomans pendant vingt ans (1803-1822); en Égypte où Mehmed Ali (Muhammad ‘Ali) se fait proclamer gouverneur (1805), liquide le régime féodal et militaire des Mameluks (1811), puis impose son autorité au Hedjaz (1812) aux Wahh bites d’Arabie (1818) et au Soudan (1821).

Émancipation de l’Égypte et de la Grèce (1797-1830)

Les deux crises les plus sérieuses se produisent successivement à propos de la Grèce et de l’Égypte. Au mouvement idéaliste de libération lancé par Rhigas en 1797 succède en 1821 une insurrection nationale qui vise à l’indépendance totale de la Grèce. Cette insurrection est vivement soutenue par le tsar Nicolas Ier, plus mollement par les Anglais, peu soucieux de favoriser la pénétration russe, et par les Français, en bons termes avec les Ottomans. Ceux-ci font appel aux troupes égyptiennes de Mehmed Ali qui occupent la Crète, puis la Morée (1822-1825). Lorsque, en mars 1826, par le traité d’Akkerman, en Ukraine, Nicolas Ier obtient des Turcs d’importantes concessions, l’Angleterre réagit et suscite une médiation internationale, repoussée par le sultan: il en résulte un conflit qui, marqué notamment par la destruction de la flotte ottomane à Navarin (oct. 1827) et par une progression sensible des Russes en Anatolie orientale et en Thrace, aboutit au traité d’Andrinople (sept. 1829) et à la Conférence de Londres (févr. 1830). La Grèce est alors proclamée indépendante et les Russes obtiennent la Podolie. La Serbie, la Moldavie et la Valachie deviennent autonomes, les détroits sont ouverts à tous les navires marchands.

La crise grecque à peine réglée, survient la crise égyptienne: Mehmed Ali, mécontent de l’ingratitude du sultan à son égard, envahit la Syrie, le Liban et même une partie de l’Anatolie. Une fois encore, les Russes interviennent et, par le traité de Hünk r-Iskelessi (8 juill. 1833), obtiennent des privilèges militaires importants, tandis que par le traité de Kutahya (mai 1833) le sultan a cédé la Cilicie et la Syrie à Mehmed Ali. Ces traités n’ayant satisfait personne, les hostilités reprennent, avec interventions diplomatiques des Anglais (qui occupent Aden en 1839) et des Russes en faveur du sultan, des Français en faveur des Égyptiens. Finalement, en novembre 1840, Mehmed Ali renonce à la Syrie, mais est reconnu comme chef héréditaire de l’Égypte; quant aux Anglais, ils obtiennent par la Convention des détroits que le Bosphore et les Dardanelles soient fermés à tous navires de guerre non turcs.

Démembrement de l’Empire (1840-1878)

Après une période de paix d’une dizaine d’années au cours desquelles les réformes de 1839 sont mises en application, les difficultés surgissent à propos des Lieux saints, dont la protection, alors détenue par les Russes, est réclamée par les Français au nom des capitulations. Le différend dégénère en conflit en raison des exigences russes: le siège de Sébastopol est l’épisode essentiel de la guerre de Crimée (1854-1855) qui se conclut par le traité de Paris (30 mars 1856) et la promulgation d’un nouvel édit de réformes par le sultan (hatt-i hümay n de février 1856). De ce traité découle aussi l’union de la Moldavie et de la Valachie qui, en 1862, fusionnent et constituent la Roumanie. Vers la même époque, une insurrection locale donne l’occasion d’octroyer au Liban un statut spécial (1861-1864).

Les années suivantes sont marquées par la lutte d’influence que se livrent au Caire et à Constantinople Français et Anglais: les premiers l’emportent et connaissent le couronnement de leurs efforts avec l’inauguration solennelle du canal de Suez, le 17 novembre 1869, à laquelle participe le sultan Abdul-Aziz. Peu auparavant, une insurrection en Crète a abouti à la promulgation d’un statut qui place l’île sous une administration mixte chrétienne et musulmane. Puis, aux alentours de 1870, de nombreux incidents éclatent en Bulgarie, en Serbie, en Bosnie, en Roumanie, incidents auxquels la Russie n’est pas étrangère; malgré des tentatives de médiations occidentales, malgré la libéralisation du régime ottoman avec l’avènement du sultan Abdul-Hamid II (Abdülhamid, 1876), l’arrivée au pouvoir des libéraux conduits par Midhat pacha et l’octroi d’une constitution (déc. 1876), la guerre éclate, d’abord entre Serbes et Turcs, puis entre Russes et Turcs; ceux-ci, en dépit d’une valeureuse défense, sont vaincus et doivent signer la paix de San Stefano (3 mars 1878) qui marque le triomphe de la Russie et son hégémonie sur l’Europe balkanique. Mais, devant l’inquiétude de l’Angleterre et de l’Autriche, Bismarck intervient et réunit le congrès de Berlin (juin 1878) qui constitue une nouvelle étape dans le démembrement de l’Empire ottoman: la Serbie et la Roumanie deviennent des États totalement indépendants. Une nouvelle province autonome est créée au nord du Rhodope, la Roumélie orientale, peuplée de Bulgares. La Grèce annexe la Thessalie et une partie de l’Épire, et l’Autriche peut occuper la Bosnie et l’Herzégovine. Quant à la Russie, elle obtient les régions de Kars, Ardahan et Batoum. La Macédoine reçoit un statut comparable à celui de la Crète. L’Angleterre, pour prix de son alliance avec la Turquie, se fait céder l’île de Chypre, tandis que, par des accords secrets, l’Angleterre, la France et l’Italie se partagent à l’avance l’Afrique du Nord, de la Tunisie à l’Égypte. C’est bien alors que l’on a pu définir l’Empire ottoman comme «l’homme malade» de l’Europe.

6. De l’Empire ottoman à la République turque

Abdul-Hamid II et la réaction (1878-1908)

Abdul-Hamid II, porté au pouvoir par un courant réformiste et libéral, n’a pas longtemps suivi cette voie; un peu plus d’un an après la promulgation de la Constitution, il suspend celle-ci et renvoie sine die le Parlement (févr. 1878).

Hostile aux novateurs, aigri par les concessions faites aux Occidentaux, il rétablit le pouvoir absolu et axe sa politique sur le panislamisme, dans l’espoir de regrouper autour de sa personne les musulmans de l’Empire, en prenant au besoin comme boucs émissaires les minoritaires; les Arméniens, en particulier, sont les victimes de cette politique (massacres de 1894 et 1896). Cela ne suffit pas à rétablir la situation politique, ni l’équilibre économique.

En effet, l’État ottoman traverse une crise financière dramatique: il ne peut assurer les services publics que grâce aux avances de la Banque ottomane (banque franco-anglaise fondée en 1863). Par le décret de Muharrem (20 déc. 1881), celle-ci obtient de pourvoir aux déficiences de l’État moyennant la perception des principaux revenus, gérés par un nouvel organisme: l’administration de la Dette publique ottomane. Sous le nom de Banque impériale ottomane, elle devient, en outre, la banque officielle de l’État, tout en demeurant société étrangère. De nombreuses entreprises anglaises, françaises, allemandes, autrichiennes, belges obtiennent la concession des principaux services, l’exploitation des ressources, la construction des routes et des voies ferrées, en bénéficiant en plus d’avantages exorbitants. La rivalité entre les grandes puissances dépasse même le cadre économique et déborde sur la politique à propos de l’octroi aux Allemands de la concession du chemin de fer de Bagdad et de la participation aux recherches et à l’exploitation des gisements pétrolifères (Turkish Petroleum Company), ce qui inquiète fortement l’Angleterre, soucieuse de protéger la route des Indes face au Drang nach Osten des Allemands et, depuis la découverte des gisements iraniens, désireuse de s’assurer le monopole du pétrole en Orient. À ces difficultés d’ordre économique s’ajoutent les problèmes politiques: en Crète, où une insurrection provoque une guerre gréco-turque (1897); en Bulgarie, où les Russes veulent imposer leur domination et où se pose la question de la Macédoine (1887-1903). En fait, la «question balkanique » tout entière est posée, en raison des rivalités entre Turcs, Bulgares, Grecs et Serbes à propos de cette province.

Les Jeunes-Turcs et l’invasion territoriale (1908-1919)

C’est dans ces circonstances qu’éclate la révolution des « Jeunes-Turcs » qui animent le comité «Union et Progrès». Des intellectuels et des officiers ottomans, libéraux et réformateurs, vivant dans l’Empire ou en exil, cherchent à constituer un Empire libéral, qui se dégagerait de l’emprise européenne. Un premier mouvement, en juillet 1908, provoqué par les officiers de Salonique, contraint le sultan à rétablir la Constitution de 1876; un souffle d’enthousiasme parcourt l’Empire, les provinces arabes adhèrent plus étroitement au nouveau gouvernement, mais celui-ci, en raison des conditions nées de la politique extérieure, se voit obligé d’abandonner la ligne libérale pour suivre une ligne autoritaire, axée sur le panturquisme, ce qui lui aliène du coup les sympathies arabes et celles des minoritaires.

La guerre ne cesse de faire rage dans les derniers territoires ottomans. En Afrique, après la perte de la Tunisie, occupée par la France en 1881, c’est le tour de la Tripolitaine, où débarquent en 1911 les Italiens, qui conquièrent en outre Rhodes et le Dodécanèse, conquêtes reconnues par le traité d’Ouchy (oct. 1912). Puis la première guerre balkanique, où Bulgares, Grecs et Serbes alliés attaquent les Turcs, aboutit à la perte de presque toute la Thrace (déc. 1912); cependant la mésentente des alliés à propos du partage permet aux Turcs, dans la seconde guerre balkanique, de récupérer Andrinople, la Thrace orientale et les îles de Ténédos et d’Imbros (déc. 1913). À Constantinople, le gouvernement jeune-turc, après l’assassinat du Grand Vizir Mahmud Chevket, accentue, sous la direction du triumvirat Talaat, Djémal et Enver, sa politique autoritaire et son recours au soutien germanique, ce qui le conduit à s’engager aux côtés de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale (31 oct. 1914).

À l’ouest, les Français et les Anglais échouent dans leur tentative de franchissement des Dardanelles; à l’est, les Russes remportent une série de victoires que la révolution de 1917 vient interrompre. En pays arabe, les Anglais parviennent, non sans difficulté, jusqu’à Bagdad (mars 1917); en Arabie, en Palestine et en Syrie, ils favorisent la révolte arabe qui, de 1916 à 1918, oblige les Turcs à évacuer ces provinces. L’armistice de Moudros (30 oct. 1918) consacre la défaite turque et entraîne l’occupation des pourtours de l’Anatolie par les Alliés, y compris les Grecs, qui débarquent dans la région de Smyrne en mai 1919.

La République turque de Mustafa Kemal

Le gouvernement de Constantinople ne peut en rien s’opposer au démembrement non seulement de ce qui reste de l’Empire, mais encore de l’Anatolie; contre ce démembrement du sol turc se dresse alors un officier, qui a combattu sur les Dardanelles et au Proche-Orient, Mustafa Kemal, qui organise la lutte pour l’intégrité et l’indépendance de la Turquie, dès le 19 mai 1919. Son énergie et son prestige lui valent le ralliement des populations anatoliennes et d’un certain nombre de personnalités politiques; cela lui permet de rejeter le traité de Sèvres qui entérine le démembrement de l’Empire et la réduction de la Turquie au seul plateau anatolien, et envisage la création d’un État arménien et d’un État kurde.

De 1920 à 1922, Mustafa Kemal mène sans répit la guerre d’indépendance contre les Grecs soutenus par les Anglais, tandis que lui-même reçoit l’appui officiel des Soviétiques et le soutien officieux des Français et des Italiens; les victoires remportées sur la Sakarya et l’Ineunu entraînent l’éviction des Grecs d’Anatolie. Les négociations de paix engagées après l’armistice de Mudanya (11 oct. 1922) ont leur conclusion au traité de Lausanne (24 juill. 1923): les Turcs retrouvent leurs frontières de Thrace et les îles d’Imbros et de Ténédos; les populations grecques d’Anatolie et turques de Grèce doivent être échangées, mais les Turcs conservent le contrôle des Détroits; les capitulations sont abrogées et il n’est plus question d’État arménien ni d’État kurde; les Turcs reconnaissent l’indépendance des anciennes provinces arabes. La Turquie nouvelle est créée. Mais il faut lui donner d’autres structures: les nationalistes turcs ne sauraient envisager un retour à l’Empire et à son régime, accusés d’avoir causé la décadence ottomane; aussi, le 29 octobre 1923, la République turque est proclamée et, par voie de conséquence, le sultanat et l’Empire disparaissent; Mustafa Kemal est élu président de la République; pour mieux rompre avec l’ancien régime, la capitale est désormais fixée à Ankara. Dernière étape de la révolution turque: le 3 mars 1924, le califat est aboli et le dernier calife ottoman prend le chemin de l’exil. Ainsi s’achèvent six siècles d’histoire ottomane, tandis que commence l’histoire de la Turquie.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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